1816, l’année la plus froide des 500 dernières années

« Une année, la neige n’a pas fondu au-delà de 1700 mètres d’altitude ». « Une année, les gens ont vendu du terrain contre quelques pommes de terre ». « Une année, ils ne sont restés que trois semaines en montagne au col des Annes ». Les personnes nées en montagne ont parfois entendu ces phrases de la bouche d’un grand-père. Mais loin d’être légendaire, cette année a bien existé, elle n’est d’ailleurs pas si éloignée. Voilà deux siècles à peine, les hommes ont vécu cette terrible année 1816, celle que les Anglais ont surnommée « the year without a summer » (l’année sans été) et qui a provoqué en Savoie, la dernière famine recensée.

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Parmi les victimes de 1816, l’ancienne église du Grand-Bornand « trop caduque et ayant succombé sous le poids énorme des neiges »

Le curé Jean-François Blanc, natif d’Abondance et prêtre au Grand-Bornand entre 1803 et 1826 a relaté dans ses écrits cette année exceptionnelle qu’il qualifie « de mauvaise saison, une des plus tristes et des plus rigoureuses saisons qu’on ait entendu parler ». L’hiver 1815-1816 a été remarquablement enneigé, si bien que mi-avril témoigne le prêtre « il y avait encore dix pieds de neige (3 mètres) au Chinaillon ». Une neige qui fit une première victime : l’église du village « trop caduque, ayant succombé sous le poids énorme des neiges de la saison ». Le printemps fut tardif, froid et pluvieux. Les intempéries rendirent difficile la construction du nouveau bâtiment qui débuta le 1er juin. « Comme l’ancienne église était trop petite, il a fallu creuser les fondations parmi les cadavres (le cimetière bordait l’ancienne église) dont plusieurs étaient encore tout entiers, un nombre d’autres à demi consumés seulement. Les fondations sont de neuf mètres de profondeur et pendant six semaines, on les vidait. Le lendemain, les fondations et tout le reste des fossés étaient pleins de terre et de cadavres éboulés entremêlés d’eau parce qu’il pleuvait sans relâche » témoigne le révérend Blanc. Les labours ont pu se faire en mai au village, mais à moyenne altitude, la neige n’est pas parvenue à fondre. Le prêtre note que « le 7 juillet on n’a pu monter le bétail dans aucune montagne… et c’est seulement le 1er août que l’on conduisit le bétail à la montagne des Annes ».

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En 1816, les troupeaux emmontagnèrent au col des Annes le 1er août seulement.

Les gens de l’époque espéraient certainement que la saison « tournerait ». Et aujourd’hui encore, lorsque la saison est pluvieuse, on dit que l’été viendra après le 20 juin, le 14 juillet ou le 15 août. Mais cette année-là ne ressemblait à aucune autre. « Pendant le printemps et l’été, il n’y a pas eu trois jours de suite de beau temps. En montagne, tous les mois, il en est tombé un pied de fraîche ». Pire, témoigne le prêtre « le 14 août, il tombait une si grande quantité d’eau que lorsque le bétail arriva des pâturages de Samance en passant le pont de Venay, il se noya une génisse que l’eau entraîna jusqu’au Petit Bornand ». Les mois passants, le désarroi des montagnards augmentait. L’automne était consacré à la moisson alors essentielle. Fait remarquable, les blés n’ont pas mûri. « A la Sainte-Croix, reprend le prêtre, les blés n’étaient pas tous en épis. Ils ne le furent qu’à la Saint-Michel. On a commencé à moissonner en octobre à Villeneuve, tout vert et tout mouillé et avec beaucoup de peine à cause du mauvais temps continuel ». Et avec octobre revient le gel et la neige dès la fin du mois. « Le 11 novembre, les blés depuis le dessus du Bois Bercher, de la moitié et plus du Chinaillon, et du tiers du hameau du Bouchet ont été couverts de plus d’un pied de neige. Les blés noirs ont été entièrement gelés. » Le prêtre porte alors ce terrible constat « les pauvres montagnards ont la moitié de ce qu’ils pourraient manger en fait de pain et encore tout gelé. Ils sont obligés de le tirer du four avec un racle par morceaux ». En décembre, les villageois essayent de tirer le fourrage « dessous la neige pour nourrir le bétail, mais il y en est resté » précise le prêtre. Ailleurs, «on moissonna l’avoine en janvier à mesure que la neige les laisse à découvert. La paille a souffert mais le grain est conservé. Du côté d’Entremont, on récolte les pommes de terre en janvier ».

Cette année froide a touché toute l’Europe, provoquant la hausse des denrées alimentaires. Les prix de l’avoine, du blé, du froment, du pain s’envolèrent. « Pendant le mois de septembre, la cherté augmentait tous les jours » raconte le prêtre. Même ceux qui avaient de l’argent, ne parvenaient à trouver les produits. « A cause de la rareté des vivres, on fut obligé d’aller chercher du blé à Cluses. On en a vu certains qui étaient obligés de revenir sans en avoir trouvé à acheter. Ils avaient pourtant de l’argent dans leurs poches, mais au lieu d’apporter du blé, ils revenaient les larmes aux yeux. » Jean-Paul Bergeri, lors de sa communication au XXXIIIème Congrès des Sociétés Savantes de Savoie1, précisait que « de septembre 1816 à avril 1817, soit pendant une période de sept mois, le froment augmente de 70 %, le seigle de 84 % et l’avoine de 94 %. ».

Cette hausse des prix provoqua en Savoie une disette. Jean-François Blanc retranscrit un extrait du journal de Chambéry du 31 janvier 1817 qui précise que « le pays est couvert de pauvres qui ont grand peine à trouver leur vie ». Dans de nombreuses communes, on note en 1817, une surmortalité. C’est le cas à Sallanches, 220 décès au lieu de 120 habituellement. Des morts que l’on retrouvait « des racines dans la bouche » se souvient-on encore. Jean-Paul Bergeri évoque une surmortalité de 67,5 % en 1817 pour l’ensemble de la Tarentaise. Il reprend les propos d’un autre prêtre savoyard, l’abbé Gontharet qui écrivait en 1913 que lors de cette disette « pour satisfaire un peu leur faim, les gens avaient recours à certaines herbes des prés qu’ils pouvaient manger ou réduire en bouillie. Quand ils le pouvaient, ils faisaient leurs délices d’une certaine résine qui coulait sur les sapins ou mélèzes ».

Au Grand-Bornand et à Manigod, rien de comparable. La mortalité demeure dans la moyenne des années antérieures. Quelques explications peuvent être avancées. Composés essentiellement d’agriculteurs –exploitants, la population a été moins exposée à l’explosion des prix. Il était d’usage de garder des réserves d’une année sur l’autre. La migration a pu être plus importante également. Enfin, la vallée a pu être épargnée, des épidémies (essentiellement le typhus) qui ont touché la population savoyarde conjointement à la disette. Tout cela reste encore à analyser.

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Vue aérienne du cratère du Tambora, Indonesie
Photo Jialiang Gao

1816 demeure pour les climatologues une année exceptionnelle et un incident climatique majeur. Elle est considérée comme l’année la plus froide des 500 dernières avec un déficit de température estimé à plus de 3 degrés. On  connait  aujourd’hui la  cause  de  cet  incident  : l’éruption  du  Tambora  en  Indonésie  le  10  avril  1815.  La quantité de cendre émise fut telle qu’elle atténua le rayonnement solaire et fut à l’origine de cette terrible année 1816.

Jean-Philippe Chesney

Sources

  • J.P. BERGERI, « 1817, une des dernières grandes crises agricoles de l’Ancien Régime », dans Campagnes, forêts et alpages de Savoie (13e-20e siècle), Actes du XXXIIIe Congrès des Sociétés Savantes de Savoie, Thônes, sept. 1990, p. 163-171.

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