Du mariage et des soldats

Le « mariage pour tous » qui, dans la forme qu’on veut lui donner aujourd’hui, engendre la polémique, n’est pourtant pas une chose nouvelle. Sur les bases traditionnelles de la cérémonie, voici exactement 200 ans, en 1813, il était déjà largement mis en pratique. Cette année-là, le nombre d’unions a battu tous les records.
De 15 ans à 30 ans, les hommes aspiraient au mariage. L’amour était peut-être au rendez-vous, mais pour beaucoup cet empressement a eu parfois un nom : Marie-Louise et presque toujours une bonne raison : éviter d’être enrôlé dans l’armée de Napoléon.

soldat

En 1813, la France est en guerre depuis quasiment 20 ans. Pour faire face à ces innombrables conflits, la France, alors le pays le plus peuplé d’Europe, a recours à la conscription. Elle fut inventée dès 1793 par la France Révolutionnaire. Sa mise en place dans la vallée de Thônes fut l’une des raisons principales de la « guerre de Thônes », la révolte de la vallée contre l’occupation française en mai 1793.
Très impopulaire, cette conscription a subi de nombreuses réformes. La plus importante est celle du 5 septembre 1798, qui pour la première fois donnait naissance aux conscrits, c’est-à-dire aux « inscrits ensemble sur une liste », tirés au sort parmi les jeunes gens âgés de 20 ans qui subissaient aussi une visite médicale devant un conseil de révision. La durée de service était de 5 ans mais les hommes mariés en étaient exemptés. Cette exemption pour les hommes mariés allait être une constante de la conscription sous Napoléon.

On estime que sous l’Empire (1804-1815), 2.200.000 hommes ont été appelés sous les drapeaux. Mais la majorité d’entre eux (1.500.000) l’ont été dans les trois dernières années du règne de Napoléon. En 1813, La Grande Armée a déjà subi de lourdes pertes en Espagne (à partir de 1808). On y estime le nombre de morts à 300.000. Elle en subit autant dans la campagne en Russie et surtout lors de la retraite qui s’ensuivit (1812-1813). Napoléon doit alors reformer en toute hâte une nouvelle armée. Du 1er septembre 1812 au 20 novembre 1813, en quinze mois, 1.527.000 ont été appelés sous les drapeaux. Pour cela, on augmenta les hommes appelés par classe d’âge (jusqu’à 160.000 par an) et on avança l’appel des jeunes classes, les garçons nés en 1793, 1794 et même 1795. Le 27 septembre 1813, l’Empereur signe par avance un sénatus-consulte mettant en activité 280.000 conscrits : 160.000 de la classe 1815 (des garçons de 18 ans) et 120.000 des classes antérieures, de 1808 à 1814. Ce décret a été signé par l’impératrice-régente Marie-Louise (née de Habsbourg-Lorraine), le 9 octobre. Ces jeunes appelés, sans expérience du feu, furent d’ailleurs surnommés les « Marie-Louise ». Ils composèrent le gros de la troupe lors de la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1793) à laquelle 190.000 Français participèrent.

D’après les relevés effectués par GénéAravis dans 7 des paroisses du Val de Thônes, au total les mariages s’élèvent à 72 en 1812, 162 en 1813, 49 en 1814. Avec de grandes différences selon les paroisses, la palme revenant à Saint-Jean-de-Sixt : 1 seul mariage dans l’année en 1812 et en 1814, mais 12 mariages en 1813, le plus souvent regroupés le même jour, (2 fois 3 mariages) et 11 mariages sur 12 jusqu’au 10 juin, le dernier de l’année étant le 10 août ! Une situation analogue se retrouve aux Clefs ou à Manigod. Seule, La Clusaz se distingue : 12 mariages en 1813 (8 en 1812, 11 en 1810, 9 en 1811, 6 en 1809,  6 en 1808, 4 en 1814, 5 en 1815). Y aurait-on moins redouté la conscription ou étaient-ils déjà tous mariés ?

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Quelques exemples pour illustrer ce propos :

  • A Thônes : Le 21 mai 1813, Pierre-Jean Lathuile (18 ans) épouse civilement Françoise Dumond (30 ans) – Ils sont tous deux de Montremont et lui, né le 22 septembre 1794 est un vrai Marie-Louise ! Il est laboureur,  fils de feu Pierre Lathuile décédé le 6 mars 1798. Sa mère a 43 ans. Françoise Dumont, agricultrice, est d’une famille de 6 enfants dont les parents, agriculteurs ont respectivement 69 et 68 ans. Une seule de ses sœurs est mariée à cette époque. Leur mariage religieux sera célébré 30 mois plus tard, le 28 novembre 1815, par le curé Lavorel qui a béni Jean-Pierre Lathuille et Françoise Dumont, orthographe des patronymes et prénoms habituels retrouvés !
  • Aux Clefs : Le 13 février 1813, François-Marie Durod, 42 ans, épouse Demoiselle Marie-Antoinette Dépommier, 20 ans à peine. Elle, est fille de Me Aimé Dépommier, notaire et maire des Clefs marié avec Demoiselle Jeanne-Marie Mabboux, fille de Me Mabboux, notaire à Thônes. Lui, est fils de Me Pierre-Joseph Durod, notaire, procureur-syndic de Thônes, fusillé le 10 mai 1793, lors de la « guerre de Thônes ». Ancien Sous-Lieutenant des Gardes du Corps de S.M. le Roi de Sardaigne, François-Marie Durod, inscrit sur la liste des émigrés, ne devait pas avoir grande confiance en son âge mûr pour lui éviter un enrôlement dans les troupes napoléoniennes. Un mariage en deuxième garantie – et entre gens du même monde – s’avérait donc fort judicieux pour éviter un nouveau séjour sous les drapeaux.

Nous trouvons les traces de la guerre, cette grande dévoreuse de jeunes gens, dans les registres paroissiaux et dans les papiers de famille ou les rapports administratifs, laconiques et désincarnés, masquant le chagrin des survivants. Notons parmi eux, certains du Grand-Bornand, tels que notés dans le registre des sépultures de la paroisse :

  • Jean Marie POCHAT, né le 23.03.1787 Grand-Bornand, »mort à l’armée le 03.03.1810″, 22 ans

  • François Alexis VULLIET, né le 09.06.1786 au Grand-Bornand, « mort à l’armée en septembre 1810 », 23 ans

  • Alexis PERRILLAT-COLLOMB, né le 01.02.1790 au Grand-Bornand, « mort à l’armée le 12.04.1812 », 22 ans

  • Marie FAVRE-FELIX, né le 14.12.1791 au Grand-Bornand, « Le six avril 1812 a été mis à l’annuel, Marie fils de Jean Pierre Favre Félix et de Jeanne Marie Carquilliat, né le 14 décembre 1791 mort le premier mars proche passé, à l’hôpital de Lubeck étant au service de l’état. Ainsi est. Blanc Recteur », 20 ans. Il est le fils de « la Revenante » citée par le Rd Blanc (cf. Veillées d’autrefois en Val de Thônes, Monique Fillion, n° 26 de la collection des Amis du Val de Thônes, p. 350).
    Il est mort à Lübeck, soldat de l’armée d’occupation maintenue dans le Schleswig-Holstein après la conquête du territoire par les Français (les maréchaux Bernadotte et Soult contre le maréchal Prussien Blücher) le 6 novembre 1806. Lübeck fut formellement incorporée à l’Empire français en 1810 (elle devint l’une des sous-préfectures du département français des Bouches-de-l’Elbe), puis restituée par le Congrès de Vienne.
    En 1806, il avait 15 ans ! Un Marie-Louise avant la lettre ou un enrôlement en 1811 ? Nous l’ignorons.
    D’autres encore, sans doute. Parmi eux, retrouvés grâce aux rapports administratifs conservés aux Archives Départementales mais dont la trace avait été perdue dans les registres paroissiaux, deux des fils de Jean-Pierre Rochet dit « l’Béni » :

  • Jean ROCHET, né le 24 novembre 1783 au Grand-Bornand, mort à la bataille de Leipzig, 16-19 octobre 1813, 29 ans. Sa feuille de route conservée dans les archives familiales pouvait laisser penser qu’il n’avait pas répondu à la réquisition et l’on imaginait sa fuite en Valais ou ailleurs, loin des fureurs de la guerre… Il n’en fut rien, hélas.

    27.09.1805 (5 vendémiaire an XIV) : ordre de mobilisation : « En exécution de la circulaire de M. le Sous-Préfet d’Annecy du 5e complémentaire dernier, il est enjoint à Rochet Jean feu Jean Pierre conscrit de la réserve de l’an 13 désigné par M. le Préfet pour faire partie de la compagnie de réserve du département, d’être rendu à Chambéry le dix du courant à neuf heures du matin à l’hôtel de la préfecture, sous peine d’être poursuivi et puni comme réfractaire. Grand Bornand, le cinq vendémiaire an quatorze. N. Perrilliat Botonet maire. Il lui sera délivré une feuille de route. »

  • François Sylvestre ROCHET, né le 13.08.1792 au Grand-Bornand, mort à la même bataille de Leipzig, 21 ans.

Savaient-ils, les deux frères du Crozat et des Envers, qu’ils se trouvaient sur le même champ de bataille ? Leur différence d’âge laisse penser qu’ils l’ignoraient sans doute, enrôlés à des époques et dans des corps d’armée différents. Jean a passé huit ans sous les drapeaux français, François Sylvestre, une seule année, avant de trouver tous deux la mort dans ce qui fut la plus grande défaite de Napoléon contre l’Europe entière liguée contre la France. Un boulet prussien pour l’un, un coup de sabre d’un uhlan, pour l’autre ? Quelle importance, les frères Rochet ont été deux soldats anonymes parmi les 90.000 victimes françaises de cette hécatombe.
Et pendant ce temps, deux autres frères de la même famille, François Alexis ROCHET né le 08 août 1788 et décédé au Grand-Bornand le 12 juin 1866 et son frère Joseph, né le 14 février 1791 et décédé au Grand-Bornand le 27 juin 1873, se trouvaient simultanément sous les drapeaux français. Au total quatre des six fils du Béni. Mais alors que leurs deux frères allaient mourir à Leipzig, François Alexis avait combattu en Espagne où il fut longtemps retenu prisonnier, tandis que Joseph, conscrit de 1811, désertait en janvier 1813 lors du passage du Mont-Cenis. Caché au Grand-Bornand jusqu’en juillet de la même année, il fut dénoncé et incorporé au 35e de ligne et partit à son tour, laissant sa famille payer pour les garnisaires et les amendes entraînés par sa désertion. Si François Alexis s’est marié au Grand-Bornand dès 1817, Joseph a attendu 1824 pour épouser la nièce de son probable dénonciateur, fort opportunément décédé en 1823 au Grand-Bornand !

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Médaille de Sainte-Hélène

En 1857, Napoléon III créa en France la médaille de Sainte-Hélène destinée à honorer les soldats survivants des guerres de la République et du Premier Empire. Cette mesure fut étendue aux Savoyards après le rattachement. C’est ainsi qu’en 1867, François Alexis ROCHET obtint la sienne. Joseph, en revanche, ne la reçut pas. Même si quatre frères avaient servi simultanément, même si deux d’entre eux étaient morts pour la France, on n’allait pas décorer un déserteur, fut-il devenu un vieillard indigent !

 

Transcription d’une liste établie par la préfecture de Haute-Savoie (extrait).
Canton de Thônes, commune du Grand-Bornand,
Nom : Rochet Joseph, né le 14.02.1791
Revenus : Pauvre
Service militaire : Incorporé en 1813 dans le 35e de ligne, 3e bataillon, 2e compagnie, passé en 1814 dans le 6e de ligne, 3e bataillon, 2e compagnie. Fait partie d’une famille dont les quatre fils, lui compris, furent présents sous les drapeaux à la même époque. L’aîné et le cadet moururent à la bataille de Leipsick.

Pour conclure cet article, quelques ordres de grandeur qui nous ramèneront au XXIe siècle. Si on se réfère aux chiffres donnés par le chanoine Pochat-Baron dans ses ouvrages Histoire de Thônes (1925) et Les paroisses de la Vallée de Thônes (1941), la population des paroisses étudiées s’élevait à 8501 habitants dans les années 1801-1802. On mariait donc en règle générale, environ 1,7% de la population chaque année, mais on a atteint 3,8% en 1813 ! A titre de comparaison, en France dans la deuxième moitié du XXe siècle, on a marié un maximum de 1,6% de la population en 1972, les enfants du babyboom, alors que les mariages et unions civiles ne concernent au début des années 2000 plus que 0,9% de la population chaque année. Les raisons sont connues, évolution de la société, des mœurs et de la démographie, natalité en baisse et augmentation de l’espérance de vie. Que deviendront ces chiffres dans quelque temps, lorsque le « mariage pour tous » version 2013, sera entré en vigueur ? Les Amis du Val de Thônes auront à cœur de revoir les statistiques, non par amour des chiffres, mais pour témoigner de l’histoire et du patrimoine culturel de leur cher coin de terre, pour continuer à faire vivre la mémoire des Valthônois.

Jean-Philippe Chesney, Monique Fillion, Erwan Pergod

Sources


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