En 1417, Thônes devient savoyarde

Françaises en 1860 seulement, Thônes et ses vallées possèdent une autre particularité : elles furent parmi les derniers territoires à devenir savoyards au XVe siècle.

Il y a 600 ans, le 21 mars 1416, mourait à Rumilly, Blanche de Genève. Cette disparition allait accélérer la prise de possession de la vallée de Thônes par le duc de Savoie Amédée VIII. Cette possession devient effective l’année suivante, en 1417. La cérémonie du 28 décembre 1417 marque en effet l’incorporation définitive de la ville et du mandement de Thônes au duché de Savoie.

Pourquoi la mort de Blanche annonce-t-elle la cession de Thônes au duc de Savoie ?

Le règne d’Amédée III (1320-1367)

Avant 1417 Thônes n’était ni française ni savoyarde, mais genevoise.

Amédée III de Genève
Amédée III de Genève

Plus précisément, Thônes appartenait au comté de Genève. Le père de Blanche, Amédée III en a été le comte durant 47 ans, de 1320 à 1367. Une longue gouvernance durant laquelle son pouvoir s’est structuré, s’appuyant sur les différentes châtellenies. Pour Thônes et sa vallée, on retient deux dates :

  • 1338 lorsqu’il entreprend la délimitation des châtellenies de Thônes, du Val des Clefs avec celle d’Ugine, propriété du duc de Savoie
  • 1350 surtout, lorsqu’il accorde les franchises à la ville de Thônes.

A la même époque, son pouvoir est fragilisé par deux évènements majeurs  : la réunion du Dauphiné à la France, et encore plus celle du Faucigny à la Savoie en 1355. Dès lors son comté devient une enclave dans celui de Savoie, et c’est encore plus vrai pour la vallée de Thônes.  La frontière avec le Faucigny passe en effet par le Borne, dont le nom même signifie frontière.  Symbole de ce partage, 200 ans plus tôt soit en 1151 Aymon, sire du Faucigny, donne les terres permettant la fondation du Reposoir par une communauté de chartreux. Trois ans plus tard, en 1154, le comte de Genève fait don de terres permettant la création de l’abbaye d’Entremont. La chaîne des Aravis fait également office de frontière, le Val d’Arly étant placé en Faucigny. Au sud, Ugine et Faverges sont des terres savoyardes.

Un pape marque la fin de la dynastie des comtes de Genève

A sa mort, Amédée III possède une descendance nombreuse : 5 fils et 6 filles, dont Blanche est la deuxième. Il s’agit à la fois d’une force et d’une faiblesse. Force puisque la dynastie semble assurée, faiblesse puisque les filles doivent être fortement dotées pour assurer des mariages et des alliances avantageux. Faiblesse également puisque la multiplicité des descendants peut conduire à de nombreux testaments, à l’émiettement du territoire et à la contestation des différentes successions.
Amédée III meurt à Annecy le 19 janvier 1367. Son testament date de 1360 mais la veille de sa mort, présageant peut-être de la disparition rapide de ses cinq fils, il y ajoute un codicille : en cas de décès de ses héritiers sans enfant mâle, il désigne comme successeur sa fille ainée Marie ou ses enfants, puis sa fille Blanche et successivement ses autres filles. En l’espace de 25 années la dynastie des Genève, vieille de plus de trois siècles, va s’éteindre, avec la disparition des 5 fils d’Amédée III. Le premier Aymon III n’a même pas le temps de prendre possession de son comté. Lorsque son père meurt, il participe à la croisade entreprise par Amédée VI de Savoie, le fameux comte vert. Il meurt de maladie à Venise sur le chemin du retour 7 mois plus tard, en septembre 1367. Il n’était pas marié.

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Robert III, comte de Genève et  pape en Avignon sous le nom de Clément VII

Le deuxième, Amédée IV, a un règne de 27 mois puisqu’il décède le 4 décembre 1369 à Paris, où il se trouve pour négocier de nouveaux accords avec le roi de France. Puisqu’il n’avait pas eu d’enfant, le titre de comte revient à son frère Jean, qui meurt à son tour 10 mois plus tard, sans doute en octobre 1370. Élément important pour la vallée : par son testament daté du 21 septembre 1370 Jean lègue à sa mère Mahaut de Boulogne, toujours vivante au décès de son fils, la châtellenie de Thônes. Pierre, le quatrième fils, règne plus longtemps mais il décède à son tour sans fils légitime en mars 1392.

Le cinquième et dernier fils Robert, est depuis 1378… pape en Avignon sous le nom de Clément VII. Conformément aux testaments de ses frères, il reçoit à son tour le titre de comte. En 30 mois de règne il ne vient jamais dans son comté et en confie l’administration à sa mère, Mahaut de Boulogne.
Lorsque le pape et comte de Genève meurt subitement le 16 septembre 1394, sa succession n’est pas assurée. L’extinction de la ligne masculine fait surgir des prétentions de tous côtés et d’interminables procès commencent alors.

Les forces en présence : la famille Thoire-Villars face à Blanche et Catherine

Dès lors que les cinq fils ont disparu, les seuls représentants de la maison de Genève restants sont Mahaut de Boulogne, veuve d’Amédée III, et ses filles.

sceau de Mathilde
Sceau de Mahaut ou Mathilde de Boulogne, comtesse de Genève (ADHS)

L’aînée Marie est mariée avec Humbert VII sire de Thoire-Villars, dont les possessions se trouvent en majorité dans le Bugey, les Dombes et la Bresse. Elle décède en 1394. Dès 1392, son fils Humbert a été désigné comme héritier universel par son oncle Pierre, frère de Marie.
La deuxième, Blanche, est veuve depuis 1388 d’Hugues de Chalons, sire d’Arlay dans le Jura. Elle vit depuis lors à Rumilly où elle possède un château.
Jeanne, la troisième fille, est l’épouse de Raymond V des Baux, prince d’Orange. La quatrième, Yolande, est unie avec Almeric vicomte de Narbonne. Enfin Catherine, la plus jeune, a épousé en 1380 au château de Duingt Amédée de Savoie, prince d’Achaïe. En 1394, elle est encore en âge d’avoir des enfants. Sa fille Mathilde nait en 1403. Une sixième fille est décédée, semble-t-il avant 1394.

Dès 1394, deux camps s’opposent, que l’on pourrait réduire à la famille Villars (Marie l’aînée, qui défend les droits de son fils Humbert) face à Mahaut de Boulogne et ses filles Blanche et Catherine. Un premier compromis intervient le 2 décembre 1395 : Blanche et Catherine de Genève renoncent à tous droits et prétentions sur le comté de Genève contre une indemnisation financière. Mahaut de Boulogne reçoit les villes et mandements de Gruffy et de Thônes. Humbert de Thoire-Villars est donc provisoirement reconnu comme le nouveau comte de Genève. L’année suivante en 1396, Mahaut de Boulogne meurt. Dans son testament rédigé à Rumilly le 28 août 1396, elle désigne comme héritières universelles ses filles Blanche (qui prend possession de la châtellenie de Thônes et de son mandement) et Catherine, princesse d’Achaïe.
Autre preuve de la scission familiale : Mahaut ne reconnait pas son petit-fils Humbert Thoire-Villars en tant que comte de Genève, ne lui attribuant pas ce titre dans son testament.

La querelle successorale rebondit lorsque Humbert meurt à son tour en 1400. N’ayant pas eu d’enfant, il a institué comme héritier pour le comté de Genève son oncle, Odon de Villars. Ce dernier n’a aucun lien avec les anciens comtes de Genève et ne tient ses droits que du testament de son neveu. Face à lui, Blanche et Catherine se liguent à nouveau pour revendiquer l’héritage de leur frère Pierre. Le 22 juillet 1400, Blanche, qui n’a pas d’enfant, donne à sa sœur tous ses biens, espérant sans doute les transmettre à ses neveux à naître. Elle en conserve cependant l’usufruit jusqu’à son décès. En 1401, poussé par le roi de France, Odon de Villars cède à Amédée VIII de Savoie le comté de Genève contre 45.000 francs or. Mais cette transaction ne concerne pas la châtellenie de Thônes, qui appartient depuis 1396 à Blanche et à sa sœur Catherine.

1401-1406 : Blanche résiste à Amédée VIII

Blanche tente durant cinq années de contester l’acquisition du comté de Genève par Amédée VIII, mais ses tentatives échouent. Elle ne parvient pas à rallier à sa cause les anciens vassaux du comte de Genève, alors même qu’en 1401 beaucoup d’entre eux ont refusé de prêter hommage à leur nouveau suzerain Amédée VIII, comte de Savoie. Après de longues négociations, le 24 février 1405, 42 vassaux prêtent fidélité au comte de Savoie. Parmi eux figurent Hubert et Antoine des Clefs, Pierre et Henri de Menthon ainsi que Perronnette, fille de Pierre Dompère et épouse de Jacques de Menthon de Dingy. Il est d’ailleurs intéressant de rapprocher cette information de la date de la construction du premier pont de Dingy, en 1404. Cet édifice et son financement sont peut-être intervenus dans la négociation entre le suzerain et son vassal.
Blanche de Genève fait une autre tentative par l’intermédiaire de l’évêque de Genève : en 1403 elle se proclame comtesse de Genève et propose à l’évêque de lui prêter hommage. Mais Amédée VIII parvient à écarter cette initiative et c’est lui qui prête hommage au puissant évêque genevois, le 1er octobre 1405.

Blanche affirme ses droits sur Thônes et devient la dame Blanche

Si Blanche ne réussit pas à contester la cession du comté de Genève à Amédée VIII de Savoie, elle fait reconnaître ses droits sur la châtellenie de Thônes.
Le 3 janvier 1406 à Rumilly, Blanche et sa sœur Catherine confirment les franchises de Thônes, accordées 56 ans plus tôt par leur père Amédée III. Cette charte est bien connue à Thônes puisqu’elle a longtemps été exposée au musée. Dans ce document, Blanche et Catherine sont nommées et s’affirment comtesses de Genève. Elles s’inscrivent donc dans la lignée de leur père et se font reconnaître comme seigneurs, « dames » de Thônes. On peut penser que ce titre était vacant au cours des années précédentes et durant les longues querelles successorales. En effet aucun compte de châtellenie ne nous est parvenu pour la période comprise entre 1396 et 1406, et les droits n’auraient pas été perçus. Sur le premier compte de châtellenie de 1406-1407, le châtelain consacre les premiers parchemins à l’inventaire exhaustif des droits de Blanche sur le mandement de Thônes. Il s’agit de revenus en nature (froment, fèves, avoine, poules, fromages, poivre, gingembre et cire) mais également de revenus en argent (mutations foncières, fermes, bans de justice). Autre élément prouvant la restauration du pouvoir seigneurial : l’année 1406 est consacrée à la restauration de la halle sous laquelle se faisait le marché et où le seigneur prélevait un certain nombre de droits.

Compte de chatellenie
Incipit du compte de châtellenie de Thônes dans lequel Blanche est dite « comtesse de Genève, dame dudit lieu de Thônes », 1413 (ADHS)
La mort de Blanche de Genève

Catherine, princesse d’Achaïe, décède en 1408. C’est une nouvelle déconvenue pour Blanche, qui reconnait alors comme héritière universelle sa nièce Mathilde née en 1402. Dans son Histoire de Thônes, le chanoine Pochat-Baron précise que la jeune orpheline est recueillie par sa tante Blanche et qu’elle vit en sa compagnie dans ses châteaux, principalement celui de Rumilly.

Lorsque Blanche meurt à son tour en 1416, Mathilde est une jeune fille de 14 ans dont le tuteur est son oncle, le prince Louis d’Achaïe. Le tout nouveau duc de Savoie, Amédée VIII, intervient alors. Il propose au prince d’Achaïe d’acheter pour 70.000 florins d’or toutes les propriétés et droits de Mathilde dans le Genevois. Le marché est conclu et l’on trouve un mari avantageux et lointain à la jeune comtesse, en l’occurrence Louis III duc de Bavière. Les 70.000 florins constituent sa dot et Amédée VIII prend possession, entre autres, de la châtellenie de Thônes.
Cette somme importante a été collectée grâce à un impôt exceptionnel : le subside de 1417. Toutes les provinces de Savoie participent à ce prélèvement, y compris le tout nouveau mandement de Thônes. L’acte de vente est passé le 11 janvier 1417 : Thônes et le Val des Clefs deviennent possession de la famille de Savoie.

Le souvenir de Blanche de Genève

A Thônes, le souvenir de Blanche de Genève est encore vivace. Une rue porte son nom et une maison, appelée jadis « maison haute », est reconnue comme ayant été l’une de ses demeures. On parle même de « dames blanches » sans savoir si ce pluriel englobe la mère Mahaut de Boulogne, Blanche, sa sœur Catherine ou sa nièce Mathilde. Ce souvenir est également parfois associé à la couleur blanche, couleur du deuil pour ces trois veuves. Pourquoi ce souvenir est-il si vivace pour une période qui, à l’échelle de Thônes, a été de courte durée : 20 ans ?

Porte de la "maison haute", résidence des "Dames blanches", au n°1 de la rue des Clefs, à Thônes
Porte de la « maison haute », résidence des « Dames blanches », au n°1 de la rue des Clefs, à Thônes

Généralement en histoire la nostalgie d’une période naît par comparaison avec la suivante. Au XXe siècle la « Belle Époque » (1895-1910) a été nommée ainsi après la Première Guerre Mondiale. Plus près de nous c’est en 1985, en pleine crise économique, que l’on a désigné la période précédente (1945-1945) comme les « 30 glorieuses ».
Au XVe siècle, pour les habitants de Thônes le rattachement à la maison de Savoie a été difficile et douloureux. La raison principale en est certainement les nombreux impôts demandés par les nouveaux souverains. Comme on l’a vu, le subside a été levé dès la première année, en 1417. Six ans plus tard un nouveau subside est payé, cette fois pour financer la politique d’Amédée VIII visant à conquérir le Valentinois. Nouvelle levée, deux fois plus élevée (2 florins contre 1 seul en 1417 et 1423), pour acquérir ce même Valentinois et le Diois (qui seront abandonnés au roi de France 20 ans plus tard, en 1445). Par la suite, on appelle toujours subside les impôts de plus en plus réguliers levés par le souverain : en 1428 pour financer la dot de sa première fille Marie, en 1432 et 1433 pour le mariage de sa deuxième fille Marguerite, en 1435 pour la levée et l’équipement d’une nouvelle milice.
Sur le plan de la justice et des coutumes, le duc de Savoie impose une réglementation. Le premier Code des lois pour la Savoie est promulgué à Chambéry en 1430. Les coutumes locales qui préexistaient sont appelées à disparaître et les pouvoirs des châtelains sont mieux définis. La naissance de l’État savoyard est en marche, on considère même qu’il connaît son apogée au XVe siècle.
Sur le plan sanitaire 1418 est une épreuve. Le chanoine Pochat-Baron rappelle que la peste refait son apparition en Savoie en août 1418. Pour la seule châtellenie de Thônes, il mentionne que la mortalité a touché quarante feux, provoquant le décès d’environ 240 personnes. Cette épidémie a entraîné une moins-value dans les recettes ordinaires et extraordinaires du châtelain de Thônes à partir de 1419.

Enfin, Blanche de Genève, la « dame Blanche », illustre parfaitement l’une des constantes historiques des Vallées de Thônes : la résistance à un pouvoir centralisateur perçu comme extérieur et menaçant. On retrouve ce phénomène lors de la Révolution française : l’année terrible de 1793 marque la résistance d’une partie de la population à l’arrivée des troupes et des lois françaises, anticléricales notamment. Ce sentiment perdure au moment de la promulgation des lois laïques en 1881, tout comme lors de la séparation des Églises et de l’État en 1905. Sans omettre la Résistance, avec une majuscule, dont l’esprit est toujours vivace 70 ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Blanche et son souvenir en sont l’une des premières manifestations !

 

Jean-Philippe Chesney

Pour en savoir encore plus sur ce sujet, venez écouter notre causerie du vendredi 22 mars 2019 par Gilles Carrier-Dalbion.

Sources

  • Duparc (Pierre), Le Comté de Genève IXe-XVe siècle, Genève, éd. Jullien, 1955, 604 p.
  • Pochat-Baron, Histoire de Thônes depuis les origines les plus lointaines jusqu’à nos jours, Annecy, 1925, Paris, réed. 1992, volume 1, 435 p.
  • Archives départementales de la Haute-Savoie, SA 18172, compte de châtellenie de Thônes de 1406-1407