Saints de glace, lune rousse et rogations

Ce sujet nous permet de voyager entre observations et croyances séculaires revêtues de traditions populaires. Ouvrons-le sur quelques considérations météorologiques.

Mamert, Pancrace et Servais, les trois mousquetaires du froid

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Saint Servais

Selon notre calendrier actuel, nous fêtons, le 11 mai : sainte Estelle, le 12 mai : saint Achille, et le 13 mai : sainte Rolande. Autrefois, à ces mêmes dates, on célébrait le 11 mai, saint Mamert (ou encore saint Philippe) ; le 12 mai, saint Pancrace et le 13 mai, saint Servais. Toujours appelés communément chez nous « les saints de Glace », ailleurs, on parle d’eux comme des « saints Grêleurs » ou encore, des « cavaliers du froid ».

Les agriculteurs les craignent comme le loup blanc car ils viennent souvent accompagnés de perturbations météorologiques, les unes assorties de vent froid ou de grésil, les autres de gelées cinglantes lors des nuits à ciel découvert. Ces dates immuables sont suivies dans certaines régions par saint Yves le 19 mai, ou précédées au cours du mois d’avril par saint Georges le 23, saint Marc le 25 et saint Aphrodise le 28 (remplacé aujourd’hui par sainte Valérie).

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Saint Pancrace

L’ethnologue Arnold Van Gennep[1] parle pour sa part d’un cycle de six jours. Il le positionne à cheval sur les trois derniers du mois d’avril et les trois premiers du mois de mai, journées qui s’inscrivent, de fait, en plein dans une période « à haut risque » de bise noire et de gel.

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Saint Mamert
 
La Lune Rousse selon Michel Voisin

La situation se complique encore un peu si l’on tient compte, également, de la lune rousse.
On appelle ainsi la lune printanière qui suit immédiatement la fête de Pâques. Pourquoi « rousse » ? Tout simplement car elle a la réputation de « roussir », et donc de brûler, les bourgeons naissants ainsi que les jeunes plantes au premier stade de leur développement, lors des nuits très claires.
Plus la fête de Pâques est célébrée tôt, plus la lune rousse a des chances d’être fidèle à sa mauvaise réputation. Il suffirait donc qu’elle tombe en pleine période de saints de glace, les risques de gelées en seraient multipliés par deux. C’est le cas en 2015 !
Durant cette période on pourra également vérifier le bien-fondé des observations relevées par nos anciens qui affirment que « lorsque la lune rousse commence en lion, elle se termine en mouton. » (Et lycée d’Versailles !)

 

Une autre période considérée autrefois comme occasionnant un temps perturbé est celle des Rogations, en patois Rogachon, Revéson, Ravaison.[2] Là, nous quittons le domaine des traditions profanes pour entrer dans celui des célébrations religieuses.

Bénédiction des Rogations au Villlard de Serraval dans les années 1980
Bénédiction des Rogations au Villard de Serraval dans les années 1980

On désigne par Rogations (du latin rogare c’est-à-dire prier) les trois jours de recueillement et de processions, avec interprétation du chant des litanies des saints, qui précèdent la fête du jeudi de l’Ascension.
C’étaient également autrefois trois journées de jeûne et de pénitence, en pleine période de temps pascal puisque fixée à moins de deux semaines de la fête de Pentecôte. On avait coutume de dire que « Pé lou Rogachons, l’premier jor yé por la faim ; l’douzième por l’bla et la méchon ; l’trézième por lou vindinges ». (Pour les Rogations, le premier jour est pour la faim ; le deuxième pour le blé et les moissons ; le troisième pour les vendanges).

La Chapelle
La chapelle, dessin de Louis Dumurgier (Récits des coutumes antiques des Vallées de Thônes)

Un peu d’histoire : dès le Ve siècle, saint Mamert (revoici notre saint prélat des saints de Glace !) alors évêque de Vienne, à la suite d’une série de calamités venues désoler son diocèse, prescrivit en pleine période pascale trois jours d’expiation durant lesquels les fidèles devaient se livrer aux œuvres de pénitence.
Le « nouveau » Larousse illustré affirme, lui, que cette tradition est très antérieure au Ve siècle de notre ère. Toutefois c’est bien saint Mamert qui la rendit obligatoire. Il choisit alors les trois jours qui précèdent le jeudi de l’Ascension. Et cette institution prit bientôt racine dans toute l’Église, sanctifiant ainsi une cérémonie agraire ancrée jadis dans les coutumes païennes, puisqu’elle date au moins du temps des Romains. On devine qu’elle avait pour objectif principal de demander aux dieux la protection contre les maladies des animaux et des plantes, ainsi que la faveur d’abondantes récoltes au moment des semailles et autres premiers grands travaux des champs.

Il est déjà bien loin le temps où, dans notre Vallée, les processions des Rogations partaient de Thônes et conduisaient les fidèles, à pied sur plus de 20 km aller-retour, jusqu’à Entremont quand le défilé des Etroits avait été plus particulièrement ravagé par les crues du Borne ou les avalanches, au cours du dernier hiver. Elles se dirigeaient parfois dans une toute autre direction, jusqu’à la chapelle du château de Menthon, lorsque les printemps étaient spécialement marqués par de fortes intempéries et par les ravages de la grêle. Mais l’expédition la plus habituelle conduisait les paroissiens jusqu’à Saint-Jean-de-Sixt. Ce long périple était coupé par une petite pause ménagée à mi-chemin, au hameau de Carouge en plein cœur du village actuel des Villards-sur-Thônes, à la croisée des itinéraires où d’autres pèlerins rejoignaient ceux qui étaient partis de Thônes.
Cela se passait dans la seconde moitié du XVIIe siècle…

Chapelle de Galatin
L’ancienne chapelle de Galatin (collection privée)

Plus près de nous, citons Claude Gay qui, en 1905 donc au tout début du XXe siècle, décrivit ainsi cette période de prières dans ses « Récits des Coutumes antiques des Vallées de Thônes » :
« Venaient les Rogations, les trois jours avant l’Ascension ; dans toutes les communes l’on faisait la procession de l’église à la chapelle qui se trouvait dans la commune : à trois chapelles différentes pour les trois jours ; des fois on restait une heure et demie pour y aller, mais en général une heure.
On portait tous une branche ou un paquet de petites branches ou tiges de noisetier qui avait poussé dans l’année, prises parmi les plus longues, on les appelait n’a ravaison ; c’étaient les trois jours de revaisons en procession à les chapale, aux chapelles.
En arrivant à l’église, le curé donnait la bénédiction de ravaison et chacun rentrait chez soi ; en arrivant à la maison, on coupait au pied de sa branche un morceau et on fendait l’autre morceau pour y introduire le petit bout, afin de faire comme une croix, et on allait les planter dans les champs labourés. »
Claude Gay raconte encore, qu’après la cérémonie des Rogations en la chapelle du Cropt, la procession des Clefs se rendait jusqu’à la Pierre aux Morts élevée après l’épidémie de peste noire des années 1348-1350, dans le champ de Belle Fleurie, à quelques pas de l’édifice dédié à Notre-Dame de l’Assomption. Le curé récitait alors la prière des morts, avant le retour au village.

Plus récemment à Thônes, les anciens se souviennent que les processions se rendaient le lundi à Galatin, le mardi au Calvaire et le mercredi à Thuy.
A Manigod, les fidèles se dirigeaient le lundi à la chapelle de Tournance, le mardi à celle du Villard-Dessous et le mercredi à celle de Joux.
Au Grand-Bornand on allait le lundi jusqu’à la statue de St Joseph située en bord de route du Chinaillon, le mardi jusqu’à la croix de Villavit et le mercredi jusqu’à la croix du Pin, sur la route du Bouchet. (Cette croix magnifique, monument historique classé, a été déplacée à la fin des années 80 et réinstallée à l’entrée du hameau de Lormay).
A Dingy-Saint-Clair enfin, on allait le lundi jusqu’à la croix des Curtils-bas, en haut du village, le mardi jusqu’à la croix du cimetière et le mercredi jusqu’à la croix de Chesseney.
Aux Clefs dans les années 1960-1970, les paroissiens partaient à pied dès 6 h du matin depuis l’église Saint-Nicolas. Ils étaient précédés d’un à deux hommes qui se relayaient pour agiter une clochette chargée d’éloigner les mauvais esprits le long de la route. (Nous avons vécu l’une de ces processions, où c’était Christin Lansard qui faisait office de sonneur de clochette, en tête de cortège). Suivait M. le curé (l’abbé Jean Vianay) en surplis blanc, escorté de deux enfants de chœur. Venaient alors une dame portant la bannière de la Vierge et enfin, deux par deux, des représentants de chaque famille du village, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

La Chapelle du Cropt aux Clefs - Michel Voisin
La chapelle du Cropt aux Clefs (Photo Michel Voisin)

Le lundi on se rendait à la chapelle Notre-Dame-de-l’Assomption du Cropt. Le mardi à la chapelle Saint-Claude des Pohets. Le mercredi à la chapelle Saint-François de Sales des Envers. Ce jour-là, chacun entrait dans le petit édifice avec un faisceau de rameaux de noisetiers (coudriers) que l’on nommait donc « les ravaisons ». Ces branches, droites comme des lys et ornées en leur extrémité de feuilles nouvelles, étaient bénies par le prêtre juste après la messe. Dans la journée, elles étaient alors plantées (assorties d’un « Pater » ou d’un « Ave ») à l’angle ou au centre des propriétés pour s’assurer un an de protection et de fécondité. Il était coutume d’avoir autant de baguettes que de champs labourés. L’une d’entre elles allait être fixée, en forme de croix, sur la porte de l’étable ou de la grange. On l’ornait de fleurs le jour de la Saint-Jean, décoration qui persistait (même fanée) durant toute la saison d’été.
Autre particularité clertine : la cérémonie du mercredi des Rogations aux Envers ne se terminait qu’une fois que les participants étaient venus embrasser les reliques de la Vraie Croix, l’un des trésors de cette chapelle Saint-François de Sales fondée par le chanoine Jean-François Bétemps.
Notons qu’une dizaine d’années plus tard les pèlerins des Clefs se rendaient toujours vers les trois rendez-vous traditionnels : Le Cropt, Les Pohets et les Envers mais… en voiture.
Enfin au début de 3e millénaire, l’abbé Gaby Doche, curé du Val Sulens, célébrait encore une messe dans trois chapelles des quatre communes de son territoire : Manigod, Le Bouchet-Mont-Charvin, Serraval et Les Clefs.

A Thônes, la tradition des Rogations s’est éteinte beaucoup plus tôt. Elle fut remplacée par plusieurs messes célébrées dans les chapelles de hameaux au cours des deux mois de l’été.

Michel Voisin


[1] La Savoie, Arnold Van Gennep, Curandera Traditions, Aubenas, 1991
[2] Vie et traditions religieuses dans la vallée de Thônes, Revue annuelle proposée par les Amis du Val de Thônes, n° 13, p. 76 -78, 1988.

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