Les Amis du Val de Thônes vous invitent à leur prochaine causerie, qui aura lieu le vendredi 14 décembre 2018 à 20h00 au 1 rue Blanche à Thônes, dans la salle des « 2 Lachats » située au-dessus de leur local d’exposition.
Elle sera animée par Jean-Philippe Chesney qui présentera un film inédit « 1914-1918 : la vie au front et à l’arrière ». Nous clôturons ainsi cette année du 100e anniversaire de la fin de ce conflit.
Ce film amateur retrace la vie d’une famille :
4 frères : 1 seul survivant. En 1918, Joseph Chesney revient du front avec 300 lettres. Cent ans plus tard, ses descendants en ont fait un film. C’est l’histoire tragique des fantassins qui est relatée : au cœur de la bataille, au fond d’une tranchée, avec la peur omniprésente. A l’arrière, en montagne, à Sallanches : c’est l’urgence. Les hommes et les chevaux partis, les anciens et les femmes se démènent.
Quatre frères Gaillard-Liaudon, natifs du Grand-Bornand et émigrés aux États-Unis, ont été mobilisés en 1914. Ils ont suivi quatre chemins différents, et à la fin de la guerre, un seul a repris sa vie d’avant-guerre : celle d’un émigré français à New York.
Lorsque la guerre éclate le 1er août 1914, tous les hommes âges de 20 à 48 ans sont mobilisables, y compris ceux qui ont émigré au-delà des mers. Au début du XXe siècle, quelques Bornandins (une dizaine) ont rejoint les États-Unis. Les routes migratoires ont changé par rapport au XIXe siècle : ils s’établissent désormais à New York alors en pleine croissance ou en Californie. C’est le cas de quatre frères Gaillard-Liaudon, nés au Grand Bornand entre 1877 et 1886, et émigrés entre 1905 et 1908. Ce sont les enfants de François Gaillard-Liaudon (1848-1927) et de Marie Perrillat-Bottonet (1852-1898). Une famille particulièrement nombreuse composée de quinze enfants dont onze parvenus à l’âge adulte (5 garçons et 6 filles). Cette famille possède une propriété réduite (l’Envers des Poches) et l’été, exploite un alpage à la Duche. À la mort de leur mère, les cinq plus jeunes enfants ont moins de douze ans.
Quatre frères émigrés aux États-Unis au début du XXe siècle
Propriété réduite, famille nombreuse : les quatre fils Élie (né en 1877), Édouard (1880), Claude (1882) et François (1886) rêvent d’une vie meilleure ailleurs. À tour de rôle, ils traversent l’Atlantique.
L’aîné, Élie, vit au Mexique durant une année (28 novembre 1906 – 30 novembre 1907). Il rejoint ensuite la Californie et la ville d’Oakland. Cette ville située sur la baie de San Francisco est alors en pleine croissance. Épargnée par le séisme majeur de 1906, contrairement à son illustre cité voisine, elle accueille la moitié de la population sinistrée de San Francisco (soit 200 000 personnes) et une grande partie de ses activités économiques.
Édouard le deuxième fils, né en 1880. En 1919, après la guerre, il retourne vivre à New York. Son fils Raymond (1913-1995) a correspondu avec ses cousins français jusque dans les années 80
Édouard, le deuxième fils, arrive à New York le 19 mars 1905. Il rejoint, le 30 novembre 1907, son frère Élie à Oakland. Trois ans plus tard, en 1910, il quitte la Californie pour retourner sur la côte Est. Le troisième, Claude, s’installe à New York dès 1905 et y demeure jusqu’en 1914. Quant à François, le plus jeune, beaucoup d’incertitudes demeurent. Il effectue son service militaire à Annecy durant deux ans (novembre 1907 – septembre 1909) mais est déclaré insoumis par les autorités militaires en 1912, ayant émigré aux États-Unis sans en avoir fait la déclaration. On sait cependant qu’il vit à New York, lieu de naissance de son fils en 1913. En 1910, New York compte cinq millions d’habitants et les frères Gaillard-Liaudon y exercent la profession de garçon d’hôtel. Trois des quatre frères se marient. Et comme souvent dans l’histoire des migrations, ils épousent des compatriotes, récemment émigrées. François fait une nouvelle fois exception puisque sa femme est belge. Quant à Claude, resté célibataire, il envisage certainement la fin de son exil. En 1913, il achète une propriété à Magland (Haute-Savoie), là où vivent deux de ses sœurs.
En 1914, trois frères sur quatre vont répondre à l’appel de la patrie
Lorsque la guerre éclate le 1er août 1914, cinq enfants Gaillard-Liaudon sont mobilisés : les quatre émigrés aux États-Unis et leur jeune frère Jean-Aimé (né en 1893) resté au Grand-Bornand. Dès l’annonce de la guerre, les trois habitants à New York s’embarquent pour la France y compris François dont l’armée avait perdu la trace. Ils se présentent à Annecy le 28 août 1914 et regagnent leur unité. Édouard et Claude sont incorporés en tant qu’artilleurs. François intègre le 30ème régiment d’infanterie d’Annecy et rejoint ainsi son jeune frère Jean-Aimé. Les épouses et les enfants traversent également l’Atlantique. La femme d’Édouard et son fils âgé d’un an s’installent à Magland chez leur belle-sœur ; celle de François et son enfant gagnent le Grand-Bornand. Quant à l’aîné Élie, installé en Californie, il n’effectue pas le long voyage vers l’Europe et ne répond pas à l’appel de la patrie. Certainement, pensait-il que la guerre serait terminée avant qu’il n’arrive. Il est déclaré officiellement insoumis le 4 novembre 1914 et perd la nationalité française.
Élie Elie, le fils aîné né en 1877, posant avec sa femme Maria. En 1914, il n’est pas rentré en France
La Grande Guerre : blessures, mort et désertion
Comme neuf millions de Français, les frères Gaillard-Liaudon vont vivre les souffrances de cette guerre. Les plus exposés sont les deux fantassins (François et Jean-Aimé). En septembre 1915, ils participent tous les deux à la bataille de Champagne. Cette offensive que le général Joffre considérait comme l’opération principale de la campagne 1915 devait selon L’État major français entraîner la rupture du front et mettre fin à la guerre de position. La préparation d’artillerie débute le 22 septembre, l’attaque des fantassins est fixée le 25 septembre à 9h15. Les deux frères Gaillard-Liaudon sont, avec le 30ème RI, dans le secteur de Perthes-lès-Hurlus. Jean-Aimé est tué à seize heures le 25 septembre ; quant à François, il est grièvement blessé deux jours plus tard, dans le même village. Il reçoit une balle explosive à la cuisse droite. La bataille de Champagne se poursuit jusqu’au 9 octobre. La rupture du front n’a pas eu lieu, les troupes françaises ont avancé de trois à quatre kilomètres au prix de 27 851 tués, 98 000 blessés et 53 000 prisonniers.
François est hospitalisé et débute alors une longue convalescence de dix-huit mois. Le 25 mars 1917, il obtient une permission avant de réintégrer le front. Il prend alors la direction de Bordeaux, s’embarque à bord du Chicago et arrive à New York le 6 avril 1917.
Il déserte, fuit la guerre… qu’il retrouve de l’autre côté de l’Atlantique. Il arrive, en effet, à New York, le 6 avril 1917, le jour même où les États-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne. Pour François, ce sont d’autres retrouvailles. Il rejoint son épouse. Après deux années passées au Grand-Bornand, elle est retournée vivre à New-York en 1916, laissant en Haute-Savoie, son fils alors âgé de trois ans.
Claude, le troisième fils, né en 1882. A la fin de la guerre, il reste en France et se marie à Magland
Les deux autres frères effectuent toute la guerre en tant qu’artilleur. Ils sont démobilisés en février 1919. Édouard retourne à New York le 17 août 1919. Il y retrouve sa femme mais également son fils Raymond. Ce dernier, né en 1913, est revenu à New York le 1er janvier 1918. Sur la liste des passagers du bateau, il est impossible de savoir qui l’accompagnait.
Claude, le troisième frère, a été gazé en 1917 et souffre de complications pulmonaires. Pour lui, c’est la fin des voyages, il habite désormais à Magland en Haute-Savoie, il se marie en mai 1919 avec Marie-Françoise Burnier et meurt en 1940, âgé de 57 ans. Sa vie, comme beaucoup d’autres, a été écourtée par les séquelles de ses blessures.
François réapparait puis disparaît à nouveau
Alors que ses frères sont démobilisés en février 1919, le même mois, François est capturé. De retour en France, peut-être pour rechercher son fils, il est arrêté puis écroué à la maison d’arrêt d’Annecy le 3 février 1919, pour être traduit devant le conseil de guerre pour désertion. Il est dirigé sur la prison militaire de Grenoble le 14 mars et parvient à s’en évader le 31 mars. Il reprend sa vie de clandestinité et retourne une nouvelle fois aux États-Unis.
François le 4ème fils, une forte tête
Il obtient même la nationalité américaine le 26 juin 1919 au Camp Dix dans le New Jersey. Un camp militaire, créé en 1917 pour accompagner la mobilisation militaire des États-Unis et qui est devenu en 1919, un camp de transit et de démobilisation pour tous les soldats de retour d’Europe. François profite d’une loi américaine votée en 1918, qui donne la possibilité à tout étranger ayant servi dans l’armée durant le conflit de demander sa naturalisation sans preuve de résidence obligatoire de cinq ans aux États-Unis.
Au Grand-Bornand vit toujours son fils Claude, alors âgé de 6 ans. Ce jeune enfant habite au hameau du Bouchet chez sa tante Elisabeth (1878-1927), veuve depuis ses 20 ans de Jean Perrillat-Monet. C’est la mère de Pierre à Guite (1897-1976). Au recensement du Grand-Bornand de 1921, Claude, le fils de François, est la seule personne de la commune dont l’âge et le lieu de naissance ne sont pas mentionnés. Il s’agit alors d’un enfant sans papiers, fils de déserteur. Né à New York, émigré au Grand-Bornand à l’âge d’un an, il attend sans aucun doute le retour d’un père, qu’il n’a jamais véritablement connu. François réapparaît au début de l’année 1925. Il se présente au Consulat français à New York et souhaite bénéficier de la loi d’amnistie votée en France le 3 janvier 1925. Cette loi accorde une amnistie pleine et entière pour les faits de désertion à condition que les déserteurs aient appartenu trois mois durant à une unité combattante, ou aient été blessés ou faits prisonniers et n’aient pas eu d’intelligence avec l’ennemi. Mais la demande doit être enregistrée auprès du bureau de recrutement. François traverse donc une nouvelle fois l’Atlantique et se rend à Annecy le 8 juin 1925. Il est ainsi rayé du contrôle de la désertion et laissé libre. Il donne comme lieu de résidence le village du Grand-Bornand mais revient à New York le 21 octobre 1925, sans son fils.
Au Grand-Bornand, aujourd’hui encore, la plupart des personnes interrogées au sujet de ce fils Claude évoquent qu’il aurait été abandonné par son père. Quant à François, de retour à New York, les autorités militaires le perdent de vue. Sur sa fiche matricule est indiqué en marge et au crayon papier « qu’il serait mort à New York en 1932, l’avis de décès a été demandé au ministère de la Guerre le 9 février 1932 ». Mais en 1938, lors du mariage de son fils, François alors âgé de 58 ans, est bel et bien vivant. Il réside toujours à New York, à la même adresse que celle déclarée en 1925.
Après la guerre, Élie et François n’ont plus donné de nouvelles à leur famille restée en France. Seul Édouard, retourné à New York, puis son fils Raymond ont entretenu une correspondance régulière. Chaque année et jusque dans les années 80, ils présentaient leurs vœux à leurs cousins français vivants à Magland et au Grand-Bornand. La correspondance s’est ensuite arrêtée probablement au décès de Raymond en 1995.
Jean-Philippe Chesney
Sources:
Témoignages oraux auprès des descendants : Denis Gaillard-Liaudon Recherches effectuées par Jean-Claude Gaillard Liaudon Archives départementales : – Fiches matricules – État-civil du Grand-Bornand https://www.libertyellisfoundation.org/ Photographies : famille Denis Gaillard-Liaudon
Pour en savoir plus sur les origines de la famille Gaillard-Liaudon:
Les Amis du Val de Thônes proposent une causerie ouverte au public, entrée libre, le vendredi 5 décembre 2014, 20h30, salle des fêtes de Thônes, sur le thème :
« Le parcours d’une famille haut-savoyarde durant la 1ère guerre mondiale »
Par Jean-Philippe Cheney, membres des Amis du Val de Thônes.
Monument aux morts de Thônes (Photographie J.-P. Chesney)
C’était il y a un siècle, l’année 1914 s’inscrivait en lettres de sang.
Les trois premiers mois de cette guerre, débutée le 1er août, ont également été les plus meurtriers. Entre le 9 août 1914 et le 11 novembre de la même année, 124 enfants de la vallée sont tombés quelque part en Alsace (en août), dans les Vosges (fin août et début septembre) ou dans la Somme (septembre et octobre). En novembre 1914, la guerre commence à s’inscrire dans la durée. L’occasion de s’interroger sur l’état d’esprit de nos compatriotes en novembre 1914.
Ont-ils pensé que la guerre allait être courte ?
Sur cette question, il n’y a aucun doute possible. L’immense majorité des Français de 1914 pensait que le conflit serait de courte durée. L’association du patrimoine bornandin a relaté dans son exposition le témoignage d’Edouard Pochat-Cotilloux. Celui-ci dans son livre, relevait l’anecdote d’un soldat du hameau de la Forclaz qui, quittant son village aurait lancé à sa voisine « Au revoir, je pars à la guerre. Je serai bien de retour dimanche. J’ai donné à manger à mes poules, ne vous en faites pas ». A Saint-Roch, près de Sallanches, un homme devait se marier en novembre 1914. C’est seulement en septembre que sa sœur lui conseille « qu’il devrait penser à reporter son mariage au printemps ». Il s’est bien marié au printemps, mais en 1919. Le 1er novembre 1914, elle lui écrit « cela fait trois mois que vous êtes partis. Nous ne pensions pas lors de votre départ que vous seriez absents si longtemps ». La guerre a commencé depuis trois mois, elle dura 49 longs autres mois.
Pourquoi pensaient-ils que la guerre allait être courte ?
Les Hommes se fient toujours à ce qu’ils connaissent. En 1914, on ne connaissait que des guerres courtes. Plus précisément, le sort de la guerre était réglé lors des premières batailles, là où les deux camps concentraient leurs principales forces. Les guerres napoléoniennes si elles ont duré plus d’une décennie sont en fait une succession de batailles. La guerre reprenait, à la suite d’une nouvelle coalition, et le sort était réglé lors d’une nouvelle confrontation. En 1812, les Russes ont justement refusé cette bataille décisive, attirant la grande armée dans l’immensité de leur territoire, attendant que le froid, la maladie, la difficulté du ravitaillement déciment les 500.000 hommes mobilisés. En 1870, la guerre contre la Prusse a duré 6 mois, mais dès le deuxième mois de la guerre en septembre, avec la capture de Napoléon III, l’issue en était déjà connue.
En 1914, la population est persuadée que la modernité des armes utilisées accentuera encore la rapidité du conflit. Et ils ont failli avoir raison… Après trois semaines de conflit (début septembre), les Allemands sont à 70 km de Paris. C’est la bataille de la Marne, « le miracle de la Marne » comme cela a été souvent présenté, et la mobilisation des Allemands sur deux fronts qui ont installé la guerre de position. Ensuite, la primauté des armes défensives (surtout la mitrailleuse apparue en 1898) et la capacité mécanique (grâce au chemin de fer et aux camions) d’amener en permanence des hommes et des munitions ont permis l’installation d’une guerre longue et meurtrière.
Les hommes de 1914 savaient-ils réellement ce qu’était la guerre ?
Au début du XXe siècle, la guerre était valorisée. Elle permettait d’exprimer les valeurs défendues par la société de l’époque. En commençant par la première d’entre-elle : le patriotisme, mais aussi le courage, le dévouement, voire le sacrifice ou la virilité. On a d’ailleurs très rapidement nommé les soldats « Les Poilus ». Mais, on peut imaginer que la réalité de la guerre était largement ignorée des soldats, tout simplement parce que cette réalité était inimaginable.
La dernière guerre sur le sol français avait eu lieu 45 années auparavant. A Saint-Roch, François Chesney, est le père de neuf enfants dont 4 garçons mobilisés en 1914. C’est aussi, un ancien de la guerre de 1870. Une guerre qu’il a racontée dans une douzaine de lettres. Il y souffre du froid (l’hiver 1870-1871 est particulièrement rigoureux), de l’éloignement, mais absolument pas des combats. Dans une de ses lettres, il indique que « les Prussiens étaient à moins de deux heures. Une seule solution : fuir. » Dans une autre, il décrit également quelques arbres déchiquetés par des canons, se lamentant « des grands tourments causés par la guerre ». En 1914, la guerre à laquelle ses enfants ont été confrontés était bien différente.
Depuis 1870, la France était également impliquée dans des guerres coloniales. Mais celles-ci étaient lointaines et concernaient essentiellement des engagés (Tonkin) ou quelques appelés (Maroc, Algérie en 1912 et 1913). En outre ces dernières opérations relevaient plus du maintien de l’ordre que d’une véritable guerre.
Il y avait bien le service militaire. Depuis 1905, celui-ci s’appliquait à tous les hommes valides âgés de 21 ans et pour une durée de deux ans. Avant cette date et depuis 1889, un tirage au sort déterminait la durée du service (de une à trois années). Or la plupart des mobilisés de 1914 avait un très mauvais souvenir de cette période de leur vie. Détestant l’éloignement, la privation de liberté, la discipline, les manœuvres par tous les temps, les marches et même la nourriture « et ces macaronis de deux mètres de long ». De toute évidence, le service militaire ne rendait pas compte de la réalité de la guerre. Les appelés connaissant leur date de libération et le danger n’était pas comparable à celui encouru durant un conflit.
Enfin la guerre de 1914, du fait des armes utilisées et principalement de la puissance de l’artillerie, était difficilement imaginable. Durant la seule journée du 21 février 1916, premier jour de la bataille de Verdun, les Allemands ont envoyé 1 million d’obus, soit un tous les 5 m2. La guerre des tranchées était quelque chose de complètement inconnu, même par les généraux, qui pendant quasiment toute la guerre, surtout du côté français, ont perçu cette situation comme provisoire, négligeant le renforcement et la construction des tranchées.
Sont-ils partis en 1914 en chantant ?
On nous a souvent présenté le soldat d’août 1914, enthousiaste et hurlant « A Berlin, à Berlin ». Si cela a existé, c’est alors une réalité urbaine. C’est également une réaction a posteriori lorsque les soldats ont déjà quitté leur domicile et se trouvent rassemblés dans les centres de mobilisation. La foule, l’effervescence, la joie de retrouver d’anciens camarades de service, le patriotisme peuvent expliquer cette liesse. Mais à l’annonce de la mobilisation, la réaction a été toute autre. Les témoignages évoquent principalement la surprise. A l’époque, le seul moyen d’information reste le journal. De plus, si l’attentat de Sarajevo date du 28 juin, la crise est devenue européenne à partir du 22 juillet soit 10 jours avant la mobilisation. Beaucoup d’habitants de la vallée n’étaient pas au courant ou n’avaient pas mesuré la gravité de la situation. Surtout ils ne croyaient pas à une telle issue. Il y avait eu par le passé des menaces de guerres (la crise de Tanger en 1905, ou celle d’Agadir en 1911) entre l’Allemagne et la France, mais dans les deux cas une solution pacifiste avait été trouvée. Jean-Jacques Becker a montré dans sa thèse que l’ordre de mobilisation du 1er août 1914 constitua plutôt une surprise générale : les Français avaient fini par se lasser des nombreuses tensions internationales et ne semblaient plus véritablement croire à la réalité d’une guerre.
Colonne de soldats du 66e régiment d’infanterie marchant, drapeau au fusil, vers la gare de Tours le 5 août 1914 au matin. (By 66emeri (Own work) CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons)
Une fois la mobilisation déclarée, les hommes ont dû abandonner leurs travaux agricoles. Le mois de juillet 1914 avait été pluvieux et les foins avaient pris du retard. Au Chinaillon, ils n’avaient pas commencé. Les moissons étaient également prévues pour le mois d’août.
Cette mobilisation s’est-elle réalisée sans heurt ?
Les militaires redoutaient une mobilisation difficile. Ce ne fut pas le cas. Cependant, le chiffre officiel évoque près de 10.000 insoumis en France. Qui sont ces insoumis, qui n’ont pas répondu à l’ordre de mobilisation ? Bon nombre d’entre eux était tout simplement à l’étranger, émigrés. On peut évoquer le parcours d’un Bornandin, François Gaillard-Liaudon de l’Envers du village. Né le 10 septembre 1886, il effectue son service militaire entre 1907 et 1909. Il émigre ensuite aux États-Unis sans en donner l’information au service de mobilisation. Il est déclaré une première fois insoumis le 21 novembre1912 lorsqu’il ne se rend pas à une période d’exercice. Lorsque le conflit éclate, il se rend volontairement au bureau de recrutement d’Annecy le 30 août 1914, « venant d’Amérique » comme le stipule sa fiche matricule. Il est intégré au 30e Régiment d’infanterie basé à Annecy. Blessé en 1915, il ne rentre pas de permission en 1917, il est déclaré déserteur le 22 mai 1917. On le ramène au dépôt le 3 février 1919. Sa fiche indique « qu’il est écroué à la maison d’arrêt d’Annecy pour être traduit devant le Conseil de guerre de Grenoble pour désertion ». Il est transféré à Grenoble le 14 mars 1919 mais s’évade de la prison le 31 mars. Il trouve refuge aux États-Unis. Il profite de la loi d’amnistie du 3 janvier 1925 qui accorde une amnistie pleine et entière pour les faits de désertion à condition que les déserteurs aient appartenu trois mois à une unité combattante, ou aient été blessés ou faits prisonniers et n’aient pas eu d’intelligence avec l’ennemi. Le 8 juin 1925, François Gaillard-Liaudon régularise sa situation au consulat de France à New-York puis au 27e Bataillon de Chasseurs à pied à Annecy. Sa fiche matricule emploie le conditionnel et indique qu’il « serait mort à New-York en 1932 ».
Peu de recherches ont été effectuées sur ces hommes, insoumis ou déserteurs. Quelques témoignages subsistent cependant. A Thônes, on a longtemps parlé d’un homme qui aurait passé toute la guerre caché dans une forêt, sa famille se relayant pour le ravitailler. A La Giettaz, un déserteur aurait vécu terré chez lui. Lorsque les gendarmes venaient le chercher, il se cachait dans un tonneau à double fond. De là, il aurait gagné son surnom « tonneau ». A Saint-Roch, Marie-Cécile Mabboux évoque dans une de ses lettres destinées à son fiancé le cas de deux déserteurs de Sallanches. Elle précise que l’un d’eux, jeune marié s’apprêtait à partir pour Salonique, il aurait fui pour Genève où son épouse l’aurait rejoint. D’après les recherches actuelles, il semblerait que dans les zones frontalières (avec la Suisse pour la Haute-Savoie, avec l’Espagne pour les Pyrénées), les cas de désertion soient plus nombreux. De toute évidence, ces déserteurs étaient perçus par les autres habitants comme l’exemple même de la lâcheté et s’ils ont échappé aux différentes poursuites, leur intégration dans la vie civile après les lois d’amnisties des années 20 a dû être très difficile.
Les Savoyards ont-ils été plus touchés que les autres ?
Distribution du nombre de décès par année de naissance, pour Thônes, Le Grand-Bornand, Saint-Jean-de-Sixt, La Clusaz, Serraval, Le Bouchet et Manigod
1.397.000 soldats français sont morts durant la guerre soit 3,5 % de la population de 1914. Dans la vallée, ce ratio est plus élevé. Il dépasse 5 % au Grand-Bornand (105/2071 recensement 1911) et à Manigod (62/1211) et atteint 6 % à La Clusaz (54/879). Comment expliquer une telle surmortalité ? Certains ont vu une exposition accrue des Savoyards en raison de leur appartenance récente à la communauté nationale. La Savoie était à l’époque française depuis cinquante ans seulement.
Une affirmation difficile à accréditer. Deux raisons principales expliquent cette surmortalité. La majorité des Savoyards sont des cultivateurs sans qualification particulière et se trouvent donc envoyés sur le front. Ainsi, la commune d’Arâches compte 16 décès pour une population recensée de 579 personnes en 1911, soit une mortalité de 2,7 %, beaucoup plus faible que la moyenne départementale. Mais la commune d’Arâches a vu également naître l’horlogerie et beaucoup de ses habitants travaillent dans des ateliers d’horlogerie et de mécanique. Durant le conflit, ces hommes ont donc été plutôt placés à l’arrière, exploitant leur savoir-faire dans les usines d’armement.
L’autre raison de la surmortalité savoyarde s’explique par le recrutement local des différents régiments. Les Savoyards sont donc principalement enrôlés au sein du 30e régiment d’infanterie d’Annecy et du 97e RI de Chambéry. Or, les pertes au sein de l’infanterie sont beaucoup plus élevées que dans tous les autres corps. Un régiment était composé d’un millier d’hommes environ. Sur l’ensemble du conflit, les pertes du 30e RI s’élèvent à 1498 soldats, celles du 97e RI à 1723. Chaque régiment a dû être reconstitué à plusieurs reprises durant les quatre années de guerre.
Au Grand-Bornand, 14 conscrits bornandins (nés en 1894) figurent sur la liste de recensement militaire. 4 ont été réformés ou classés en service auxiliaire. Sur les 10 partis au front en première ligne, 2 ont été blessés et mis à l’arrière, 2 autres ont été prisonniers, 5 sont morts. Le seul à avoir effectué les quatre années sur le front, Léon Joseph Bétend, était aussi l’unique artilleur, les neuf autres étant des fantassins.
Le 11 novembre 1918 marque la fin d’une tragédie. Rares sont aujourd’hui les personnes à se rappeler cet évènement majeur.
Henriette Binvignat, la doyenne des Clefs née le 6 décembre 1911, est l’une d’elles. Lors de son centenaire en 2011, elle évoquait encore cette journée qui l’a tant marquée :
J’avais presque 7 ans et j’habitais avec ma mère au Cropt, dans la ferme à côté de la chapelle (aujourd’hui le restaurant « Le chalet d’en ô »). En début d’après-midi, les gendarmes de Thônes sont passés en vélo, ils ont crié à ma mère que c’était la fin de la guerre, qu’il fallait faire sonner les cloches de la chapelle. Ils sont allés jusqu’au Bouchet annoncer la bonne nouvelle. Et lorsqu’ils sont repassés au Cropt, la nuit était presque tombée, ils ont été surpris que les cloches ne sonnent plus. Ils nous ont dit qu’il fallait encore les faire sonner. Mon grand père faisait du bois au-dessus du village avec de nombreux voisins. Lorsqu’ils ont entendu les cloches, ils ont tout de suite compris et ont posé les outils. Certains, comme mon futur mari qui avait alors 17 ans sont descendus à Thônes. Il parait qu’il y avait une de ces foires…
L’armistice n’est pas la fin de la guerre
Le 230° RI d’Annecy, constitué en majorité de Haut-Savoyards, a perdu 1.392 hommes durant la guerre
L’armistice, s’il signifie la fin des combats, ne signifie pas la fin de la guerre. Et les soldats ne sont pas rentrés. L’un de ces poilus est en permission chez lui, au Reposoir, le 11 novembre. A son compagnon de tranchée habitant Sallanches, il écrit qu’il est reparti le 17 novembre mais que cette fois-ci, cela ne lui a rien fait parce qu’il était sûr de rentrer. Dans sa lettre suivante, pour Noël 1918, il raconte qu’en un mois, il a marché plus de 200 km. Il faut bien occuper les hommes alors que les combats sont terminés.
Épisode encore peu connu de la guerre de 1914-1918, les hommes après le 11 novembre, sont retournés en caserne, tout en respectant une discipline militaire stricte. L’un de ces soldats, habitant Pontarlier, croise l’un de ses officiers à la fin du mois de novembre et lui dit « Mon capitaine, si nous avons gagné la guerre, ce n’est pas grâce à vous ». La logique militaire est implacable : conseil de guerre, condamnation à mort. Dans sa lettre, retrouvée à Pontarlier en 1998, le soldat écrivait à ses camarades et reconnaissait « que cette fois-ci, je suis vraiment dans de sales draps ». Mais on ne sait pas si la sentence a été exécutée.
Même les prisonniers, très nombreux durant cette guerre, une fois libérés n’ont pas été démobilisés. Rentrés pour la plupart en décembre 1918, après pour certains 4 ans de détention, ils ont pu profiter d’un mois de permission dans leur famille. Jean Perrillat-Boiteux du Grand-Bornand (captif du 18 juillet 1915 au 20 décembre 1918) a été nommé à partir du mois de mars 1919, garde-frontière à Annemasse. D’autres ont tout simplement regagné leur caserne. Le 230e RI d’Annecy, a effectué une longue série de marche durant trois semaines (25 novembre-14 décembre). Il a ensuite gagné l’Alsace nouvellement libérée et surveillé la frontière suisse.
Les derniers Poilus sont rentrés en octobre 1919
Il existe plusieurs raisons sur le fait que les soldats sont restés mobilisés. La première est qu’il était difficile de rendre immédiatement à la vie civile 9 millions de soldats. Si cela était encore possible dans le monde rural (près de la moitié des Poilus sont des cultivateurs), c’était beaucoup plus difficile pour l’industrie d’intégrer tous ces travailleurs. De plus, les politiciens français ont vu avec inquiétude les mouvements sociaux et révolutionnaires dans les pays vaincus (Hongrie, Bavière, Berlin…) animés en grande partie par les soldats démobilisés.
Mais la raison principale est le fait que la France considérait que la paix avec l’Allemagne n’était pas signée. En guise de pression, elle a conservé ses troupes mobilisées durant les négociations qui ont abouti au traité de Versailles en juin 1919. La plupart des soldats ont été rendus à la vie civile après cette date. La démobilisation était progressive et s’effectuait en fonction de la classe. Le lieutenant colonel Lourdel qui dirigeait depuis 1917 le 230e Régiment d’Infanterie d’Annecy, dans l’historique du bataillon, exprime « un regret souvent formulé pendant les derniers mois du régiment. Malgré la joie infinie du retour au foyer, il y eut quelque chose de fastidieux et d’un peu irritant dans ces démobilisations partielles où, par petits paquets anonymes, les soldats partaient perdus au milieu du train-train de chaque jour »[1].
Les derniers ont regagné leur foyer en septembre et octobre 1919, soit plus de dix mois après la fin des combats et plus de cinq ans après le début du conflit. Les derniers démobilisés étaient également les plus jeunes (classes de 1910 à 1917), et pour le vingtième anniversaire (septembre 1939) de leur retour à la vie civile, ils ont connu une nouvelle mobilisation. Rappelés sous les drapeaux pour une nouvelle guerre contre l’Allemagne, avec certainement pour beaucoup d’entre eux, le sentiment que celle que l’on avait nommée «la der des der» avec le sacrifice d’une partie de leur jeunesse et la mort de tant de leurs camarades, n’avait finalement servi à rien.
Un parcours particulier : Edouard Pochat-Cottilloux
Edouard Pochat-Cottilloux, né le 12 décembre 1896, est l’un des fondateurs de la Résistance dans la Vallée de Thônes durant la seconde guerre mondiale[2]. Il s’est vu attribuer la Médaille de la Résistance en 1946 puis, en 1949, la Croix de guerre 39-45 avec étoile de bronze. Sa citation à l’ordre du régiment le 1er octobre 1949 précise « par son activité, son influence morale et son patriotisme a su conserver, toute sa valeur à l’esprit de résistance de cette vallée. A donné à la Résistance avec son temps toutes les vertus solides des populations savoyardes. Patriote ardent restera comme un modèle de chef résistant ».
Comme tous les hommes de sa génération, Edouard Pochat est un ancien de la guerre de 14. Il est incorporé au 14e Bataillon de Chasseurs à l’âge de 18 ans, le 18 avril 1915. Après 6 mois de formation, il gagne le front le 20 octobre 1915. Il est blessé le 24 août 1917 en Alsace par « graves blessures à la cuisse droite par éclats d’obus et de torpilles à gauche de l’Hartmann, ravin de Lyberbock »[3]. En septembre 1918, il se porte volontaire pour l’expédition de Mourmansk, au nord de la Russie où les Alliés combattent les forces bolcheviques.
Septembre 1918 – Le corps expéditionnaire franco-britannique à son départ pour Mourmansk. Edouard Pochat-Cottilloux est debout, le premier à gauche
Le 5 mars 1919, il est cité à l’ordre du régiment pour avoir « pris part à l’opération sur Seghedja (Russie du Nord). Après avoir énergiquement supporté une marche de plus de 150 km par plus de 30 degrés de froid, se sont distingués par leur brillante conduite le jour de l’attaque le lendemain ont contribué dans une large part à repousser une forte contre attaque de l’ennemi après un combat de 12 heures. Malgré la fatigue et le froid ont occupé la position pendant huit jours jusqu’à l’ordre de relève ». Il reçoit pour cet acte de bravoure la croix de guerre, étoile de bronze. Sa campagne de Russie se termine le 16 juin 1919 et il peut regagner le Grand-Bornand après sa démobilisation, survenue le 8 octobre 1919.
Jean-Philippe Chesney
Sources et notes
[1] Lieutenant Colonel LOURDEL, Grande Guerre 1914-1918 Historique du 230e R.I, Annecy, p. 34.
[2] La vallée de Thônes et Glières, N° 9-10, Amis du Val de Thônes, p. 33-34.
[3] Archives départementales de Haute-Savoie, 1R 826, registre militaire, classe 1916.