Vous dites reblochon ?

Un vocable si caractéristique des vallées de Thônes et des Aravis qu’il semble remonter à la nuit des temps…

Pas tout à fait vraisemblablement, mais du moins au Moyen-âge, lorsque les moines et autres seigneurs concédaient albergements [1] et autres admodiations [2] de leurs alpages aux éleveurs qui payaient annuellement une cense – un loyer appelé l’auciège – calculée au prorata du produit de la traite des vaches qu’ils menaient en alpage.

panneau reblochon 01
Papiers d’emballage de reblochons.
Réalisation Amis du Val de Thônes pour la fête des fromages de Savoie, 8 & 9 juillet 2006

Très tôt, sans doute, de rusés paysans eurent-ils l’idée de ne traire les vaches que partiellement, le jour de mesure de la quantité de lait produite, trayant une seconde fois après le départ du contrôleur, un lait qu’on disait plus crémeux avec lequel on fabriquait un petit fromage qu’on n’était pas censé vendre, d’abord destiné à la consommation familiale puis à des cercles restreints de gastronomes locaux et discrets.
Une habitude rapidement adoptée par tous les producteurs !
Un fromage fait en fraude, en maraude autrement dit, ce qui justifie son nom par l’étymologie du patois rablasser. Aller « à la rablasse aux pommes », c’est-à-dire aller marauder les pommes, se disait encore au XXe siècle pour les garnements qui revenaient les poches gonflées de reinettes ou de croezons de Boussy… [3]

Il était malgré tout connu, sans être désigné par son nom patoisant : reblechon, reblesson, rebrochon, reblochon… En 1572, Jacques Peletier du Mans, un des poètes de la Pléiade, faisait éditer à Annecy une œuvre dédiée à la princesse Marguerite de France, duchesse de Savoye, dans laquelle il décrit les fromages produits en Savoie : comme partout, des fromages de type gruyère, et le sérat – sérac qui est la nourriture du pauvre :

Et sont par tout de semblable facture : fors que souvent le fourmage mollet
Ils font plus gras, sans ebeurrer le lait.

… sans toutefois, le nommer reblochon.

De même au XVIIe siècle, les Chartreux du Reposoir demandent pour la bénédiction des alpages « de petits fromages de dévotion ». Preuve qu’ils n’étaient pas dupes de la pratique frauduleuse de ce qui allait devenir le fleuron et l’emblème de notre région.

Panneau reblochon
Papiers d’emballage de reblochons.
Réalisation Amis du Val de Thônes pour la fête des fromages de Savoie, 8 & 9 juillet 2006

Avec des nuances, toutefois ! Car si les Chartreux du Reposoir semblent avoir été plus « coulants », oserais-je dire, il n’en allait pas de même avec d’autres ! Le regretté père René Sylvestre rapportait que dans les années 1920, on disait encore aux Villards-sur-Thônes : « que Dieu nous préserve des moines d’Entremont ». Des anciens du Grand-Bornand rappellent pour leur part dans le catalogue des calamités à éviter : « Que le Bon Dieu nous garde de l’orage, de la grêle et des moines d’Entremont »… Même s’il s’agissait en fait pour ces derniers, des chanoines de Saint-Augustin puis de Saint-Ruph, dans une abbaye dépendante de Sainte-Marie d’Aulps, qui fête huit siècles d’existence en cette année 2016.

Il faudra attendre le tabellion – l’enregistrement des actes notariés – pour trouver mention officielle du reblochon. Dans celui de Thônes, page 256, on lit en date du 15 février 1699 que Me Jean-Louys Favre, notaire du Villaret (Saint-Jean-de-Sixt), demande pour chaque année de cense :

trois cent et trente-trois florins Savoye, demy quintal fromage de gruire, demy quintal serat, un quarteron beurre et un quarteron de reblechons.

Première mention écrite connue du nom "reblochon", Tabellion 1699-1702, bureau de Thônes (source AD 74)
Première mention écrite connue du nom « reblochon », 15 février 1699 (source AD 74)

Le nom est donc officiellement rentré dans les usages. Sans doute l’est-il déjà depuis quelque temps, mais avant 1697 il n’existe pas d’enregistrement de tous les actes notariés. Il faudrait donc avoir la chance de retrouver un acte de ce genre dans les vénérables papiers de famille qu’on aura eu soin, parfois, de conserver jusqu’à nous…

Monique Fillion

Notes
[1] albergement : hébergement
[2] admodiation : bail
[3] L’étymologie parfois avancée qui lie le mot « reblochon » au verbe patois blochi = pincer et par dérivation traire, d’où découlerait reblochi = traire une 2e fois, n’a pas été retenue dans cet article car, si l’on en croit le « Dictionnaire Savoyard de Constantin & Désormaux, 1902 », blochi se dit à Annecy mais pas dans le Val de Thônes, affirmation renforcée par le fait que Constantin était originaire de Thônes.

Sources

  • Tabellion de Thônes, AD Haute-Savoie (accès en ligne aux AD-74)
  • La Savoye, Jacques Peletier du Mans, J. Bertrand – Anecy (1572) (accès sur Gallica)
  • François Cochat, conférence à l’Académie florimontane, 2 mars 1938
  • Les riches heures de l’abbaye d’Entremont, Association pour la sauvegarde du Patrimoine d’Entremont (1994).

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